Titre :
DE GAULLE, MILITANT RÉGIONALISTE ?
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« Va c’horf zo dalc’het, med daved hoc’h nij va spered, vel ul labous a‑denn‑askell, nij da gavout e vreudeur a‑bell »
(“Mon corps est retenu, mais mon esprit s’envole vers vous, comme un oiseau à grand envolée, pour retrouver ses frères au loin.”)
D.R.
C’est par cette citation étonnante que le général de Gaulle ouvrit son discours sur la place de Quimper, le 2 février 1969. Il reprenait là les mots exacts de son grand-oncle, également prénommé Charles, Charlez ar Vro C'Hall en breton, né en 1837 et mort en 1880, une figure méconnue mais marquante du XIXe siècle français. Ce celtisant fervent, professeur, barde, linguiste et militant breton, fut un ardent défenseur des langues et cultures dites « provinciales », en particulier de la langue bretonne, qu’il considérait comme une composante essentielle de l’âme française. Admirateur des civilisations celtiques, profondément attaché à l'identité régionale, il prônait une France enracinée dans ses terres, riche de ses peuples et de leurs voix.
En 1969, le général de Gaulle, fidèle à cet héritage, propose au peuple français un projet qui aurait pu bouleverser l’équilibre institutionnel du pays : une réforme conjuguée de la régionalisation et du Sénat, soumise à référendum.
Lui qui, à Londres, avait sauvé l'honneur de la France puis, à Paris, son indépendance, voulait créer de véritables régions autonomes, dotées d’un conseil élu, d’un budget propre, et de responsabilités accrues en matière de développement économique, d’infrastructure, et de gestion locale. Ce projet marquait une volonté de rompre avec le centralisme jacobin hérité de la Révolution, en donnant enfin aux territoires une voix pleine et entière. Ce n’était pas un éclatement de l’unité nationale, mais l’accomplissement d’une République enracinée dans ses diversités.
En parallèle, le Sénat devait être profondément transformé, fusionné avec le Conseil économique et social, et peuplé de représentants des collectivités locales, des syndicats, des chambres professionnelles, bref, des forces vives du pays. Il s’agissait de faire de cette chambre un lieu de réflexion territoriale et économique, non plus un contre-pouvoir législatif conservateur.
Mais cette vision ambitieuse, qui portait pourtant les germes d’une modernisation profonde, fut rejetée le 27 avril 1969 par 52,4 % des suffrages exprimés, avec une abstention élevée. Le général, fidèle à sa promesse, quitta immédiatement le pouvoir. Depuis, d'autres n'ont pas eu le courage de s'en inspirer
En Bretagne, terre dont le souvenir avait nourri l’élan du discours de Quimper, le rejet fut net, bien que parfois hésitant. Nombreux furent ceux à craindre une réforme technocratique floue, ou une recentralisation déguisée.
En Normandie, encore divisée entre Haute et Basse-Normandie, l’incompréhension prévalut également. Dans des régions où l’on aurait pu croire le projet bien accueilli, la défiance s’exprima, parfois par désillusion gaulliste, parfois par attachement aux équilibres anciens. Les régions urbaines et industrialisées – Île-de-France, Nord-Pas-de-Calais, Alsace, ou Aquitaine – votèrent massivement non, contribuant à la défaite du projet et donc à la chute du général. en revanche, le centre et la Corse y furent favorables.
Maintenant, présenter de Gaulle comme un fervent régionaliste serait osé. Il renonça à l'idée de réunifier la Normandie, alors divisée depuis 1956 en deux entités administratives — Haute et Basse-Normandie. Cette question fut soulevée durant les travaux préparatoires à la réforme, mais Michel Debré, alors figure influente du gaullisme et député de la 1ʳᵉ circonscription de Maine-et-Loire, s’y opposa fermement.
Debré, l’un des pères de la Constitution de 1958, craignait qu’une réunification normande ne ravive d'autres revendications territoriales, notamment en Bretagne ou en Corse, et n’entraîne un émiettement de l’unité administrative de la République. Il voyait aussi dans cette réforme un risque d’affaiblissement du pouvoir central. De Gaulle, pragmatique et soucieux de ne pas fracturer davantage le consensus fragile autour de sa réforme, céda à ces arguments.
Ainsi, la Normandie fut la grande absente de ce projet régional ambitieux. Il fallut attendre près d’un demi-siècle, en 2016, pour que la réunification devienne réalité, dans le cadre d’une réforme régionale bien moins inspirée, et perçue davantage comme une opération technocratique que comme un projet de civilisation territoriale. Quant à la Bretagne historique, elle attend toujours sa recomposition et le revirement de De Gaulle à cet égard est considéré par certains comme une trahison.
La première visite du Général dans la capitale du Finistère. Site de la mairie de Quimper.
Reste que si ce référendum avait été adopté, la décentralisation française aurait vu le jour plus d’une décennie avant les lois Defferre de 1982. Les régions françaises auraient acquis un rôle structurant dans la gestion publique, la planification territoriale, et peut-être même dans la lutte contre la désertification, les fractures sociales ou les colères périphériques.
Le Sénat, tel que nous le connaissons, n’aurait plus existé sous cette forme, remplacé par une institution davantage connectée à la société civile. À l’heure où la France est confrontée à une crise profonde de la représentation, à un éloignement croissant entre la décision politique et les réalités territoriales, aux tensions entre métropoles et périphéries, cette réforme manquée apparaît, rétrospectivement, comme un tournant avorté.
Le projet gaullien, né de la mémoire d’un vieil humaniste breton, portait en lui une autre idée de la République : une République des peuples enracinés, solidaire, diverse, mais unie. Il faudra encore attendre plus de cinquante ans pour que cette intuition redevienne centrale dans le débat public. Dans une France qui perd ses repères, elle est plus que jamais d'actualité.
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