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La France doit-elle rembourser Haïti ?
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| on marque le bicentenaire de l'indemnité réclamée à Haïti après l'indépendance de Saint-Domingue, épisode auquel nous consacrons un ouvrage qui nous a notamment valu de nous rendre sur place. Ici ou là, dans la presse nationale française, l'idée d'un remboursement d'Haïti s'élève. Voyons les arguments pour et contre en rappelant le contexte de cette mesure.
En 1825, la France, sous le règne de Charles X, exigea d'Haïti une indemnité de 150 millions de francs-or pour reconnaître officiellement son indépendance, proclamée en 1804 après une révolte d'esclaves victorieuse. Cette demande s'inscrivait dans un contexte où la France cherchait à compenser les pertes économiques des anciens colons français, privés de leurs plantations et de leurs esclaves à la suite de la révolution haïtienne. La colonie de Saint-Domingue, avant l'indépendance, était l'une des plus lucratives du monde, générant d'importants revenus grâce à la production de sucre et de café.
Charles X justifia cette indemnité comme une réparation pour les "préjudices" subis par les colons, tout en y voyant un moyen de réaffirmer une forme de contrôle économique sur Haïti. La France accompagna cette exigence d'une menace implicite : sans paiement, Haïti risquait une intervention militaire ou un blocus naval. Pour Haïti, accepter cette demande était aussi un moyen d'obtenir une reconnaissance internationale et de briser son isolement diplomatique, notamment face aux puissances coloniales sceptiques.
En Haïti, cette exigence fut accueillie avec indignation, car elle imposait un fardeau financier écrasant à une nation naissante, déjà fragilisée par les destructions de la guerre d'indépendance et l'absence d'infrastructures économiques modernes. Cependant, sous la pression internationale et dans l'espoir de stabiliser sa position, le président haïtien Jean-Pierre Boyer signa l'ordonnance de 1825 acceptant les termes français. L'indemnité fut ramenée à 90 millions de francs-or, payables sur plusieurs décennies, et Haïti contracta des prêts auprès de banques françaises pour commencer les paiements, ce qui augmenta encore sa dette.
Le règlement de cette indemnité s'étala sur plus d'un siècle, avec des paiements effectués jusqu'en 1947. Ces versements absorbèrent une part importante des revenus nationaux haïtiens, limitant les investissements dans l'éducation, les infrastructures et le développement économique. La France, de son côté, utilisa ces fonds pour indemniser les anciens colons et renforcer son économie.
Bien que l'indemnité française ait eu un impact significatif sur l'économie haïtienne, l'idée qu'elle soit la cause principale et directe du marasme économique actuel peut être nuancée par plusieurs arguments :
1. Facteurs internes de gouvernance : Haïti a souffert de décennies d'instabilité politique, de dictatures (comme celle des Duvalier) et de corruption endémique. Ces problèmes ont entravé la mise en place de politiques économiques cohérentes et d'institutions solides, contribuant davantage à la stagnation économique que l'indemnité seule. Par exemple, la mauvaise gestion des ressources nationales et l'absence de réformes agraires ont limité le développement économique.
2. Contexte international et isolement : Après 1804, Haïti fut marginalisée par les puissances occidentales, qui voyaient son indépendance comme une menace à l'ordre colonial et esclavagiste. Cet isolement a restreint l'accès d'Haïti aux marchés internationaux et aux investissements étrangers, un obstacle économique bien plus durable que l'indemnité.
3. Évolution économique post-indemnité : Bien que l'indemnité ait grevé les finances haïtiennes jusqu'au milieu du XXe siècle, l'économie haïtienne a continué à se dégrader après la fin des paiements en 1947. Des facteurs comme la dépendance aux exportations agricoles, la déforestation massive et l'absence de diversification économique ont joué un rôle clé dans cette trajectoire.
4. Interventions étrangères ultérieures : Les interventions étrangères, notamment l'occupation américaine de 1915 à 1934, ont restructuré l'économie haïtienne pour servir les intérêts étrangers, renforçant la dépendance et l'extraction de ressources. Ces interventions, combinées à des politiques économiques imposées par des institutions internationales dans les décennies suivantes, ont eu un impact plus immédiat sur la situation économique récente que l'indemnité de 1825.
5. Résilience et autres dynamiques : Attribuer le marasme économique uniquement à l'indemnité risque de minimiser la résilience haïtienne et les autres dynamiques historiques. Par exemple, Haïti a réussi à rembourser l'indemnité, bien qu'au prix de grands sacrifices, ce qui montre une certaine capacité à mobiliser des ressources. Les problèmes structurels actuels, comme l'insécurité et les catastrophes naturelles fréquentes, sont des facteurs plus immédiats.
En conclusion, l'indemnité imposée par la France en 1825 a indéniablement entravé le développement initial d'Haïti, en drainant ses ressources financières et en l'endettant lourdement. Cependant, réduire le marasme économique haïtien à cette seule cause serait simpliste. Les facteurs internes comme la gouvernance, l'isolement international, les interventions étrangères et les défis environnementaux ont également joué un rôle déterminant. Une analyse équilibrée doit prendre en compte l'ensemble de ces dynamiques pour comprendre la situation économique actuelle d'Haïti.
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